M. Levent
Le maître possédait une physionomie à la fois bienveillante et austère, ce tact parfait, cette justesse d'appréciation, cette logique supérieure et incomparable qui nous semblait inspirée.
Ses labeurs étaient continuels, ses correspondances avec les quatre parties du monde qui, toutes, lui envoyaient des documents sérieux, classés aussitôt dans sa mémoire et recueillis précieusement pour être soumis au creuset de sa haute raison, et former après un travail d'élaboration scrupuleuse, les éléments de ces précieux ouvrages que vous connaissez tous.
Ah! si, comme à nous, il vous était donné de voir cette masse de matériaux accumulés dans le cabinet de travail de cet infatigable penseur; si, avec nous, vous aviez pénétré dans le sanctuaire de ses méditations, vous verriez ces manuscrits, les uns presque terminés, les autres en cours d'exécution, d'autres enfin, à peine ébauchés, épars çà et là, et qui semblent dire: Où est donc notre maître, toujours si matinal à l'œuvre?
Ah! plus que jamais, vous vous écririez aussi, avec des accents de regrets tellement amers, qu'ils en seraient presque impies: Faut-il que Dieu ait rappelé à lui l'homme qui pouvait encore faire tant de bien; l'intelligence si pleine de sève, le phare enfin, qui nous a tirés des ténèbres, et nous a fait entrevoir ce nouveau monde bien autrement vaste, bien autrement admirable, que celui qu'immortalisa le génie de Christophe Colomb? ce monde, dont il avait à peine commencé à nous faire la description, et dont nous pressentions déjà les lois fluidiques et spirituelles.
Mais, rassurez-vous, messieurs, par cette pensée tant de fois démontrée et rappelée par notre président: « Rien n'est inutile dans la nature, tout a sa raison d'être, et ce que Dieu fait est toujours bien fait. »
Ne ressemblons pas à ces enfants indociles, qui, ne comprenant pas les décisions de leur père, se permettent de le critiquer, parfois même de le blâmer.
Oui, messieurs, j'en ai la conviction la plus profonde, et je vous l'exprime hautement: le départ de notre cher et vénéré maître était nécessaire!
Ne serions-nous pas d'ailleurs des ingrats et des égoïstes, si, ne pensant qu'au bien qu'il nous faisait, nous oubliions le droit qu'il avait acquis d'aller prendre quelque repos dans la céleste patrie, où tant d'amis, tant d'âmes d'élite l'attendaient et sont venus le recevoir après une absence qui, à eux aussi, a paru bien longue.
Oh! oui, c'est joie, c'est grande fête là-haut, et cette fête et cette joie n'ont d'égal que la tristesse et le deuil que causent son départ parmi nous, pauvres exilés, dont le temps n'est pas encore venu! Oui, le maître avait accompli sa mission! C'est à nous qu'il appartient de poursuivre son œuvre, à l'aide des documents qu'il nous a laissés, et de ceux, plus précieux encore, que l'avenir nous réserve; la tâche sera facile, soyez-en sûrs, si chacun de nous ose s'affirmer courageusement; si chacun de nous a compris que la lumière qu'il a reçue doit être propagée et communiquée à ses frères; si chacun de nous, enfin, a la mémoire du cœur envers notre regretté président, et sait comprendre le plan d'organisation, qui a mis le dernier cachet à son œuvre.
Nous continuerons donc tes labeurs, cher maître, sous ton effluve bienfaisant et inspirateur; reçois-en ici la promesse formelle. C'est la meilleure marque d'affection que nous puissions te donner.
Au nom de la Société parisienne des études spirites nous te disons non adieu, mais au revoir, à bientôt!
E. Muller
La tolérance absolue était la règle d'Allan Kardec. Ses amis, ses disciples appartiennent à toutes les religions : israélites, mahométans, catholiques et protestants de toutes sectes ; à toutes les classes : riches, pauvres, savants, libres-penseurs, artistes et ouvriers, etc. Tous ont pu venir jusqu'ici, grâce à cette mesure qui n'engageait aucune conscience et qui sera d'un bon exemple.
Mais à côté de cette tolérance qui nous réunit, faut-il que je cite une intolérance que j'admire? Je le ferai, parce qu'elle doit légitimer aux yeux de tous, ce titre de maître que beaucoup d'entre nous donnent à notre ami. Cette intolérance est un des caractères les plus saillants de sa noble existence ? Il avait horreur de la paresse et de l'oisiveté ; et ce grand travailleur est mort debout, après un labeur immense qui a fini par dépasser les forces de ses organes, mais non celles de son esprit et de son coeur.
Élevé en Suisse, à cette école patriotique où l'on respire un air libre et vivifiant, il occupait ses loisirs, dès l'âge de quatorze ans, à faire des cours pour ceux de ses camarades qui savaient moins que lui.
Venu à Paris et sachant écrire et parler l'allemand aussi bien que le français, il traduisit pour l'Allemagne les livres de France qui touchaient le plus son coeur. C'est Fénelon qu'il avait choisi pour le faire connaître, et ce choix décèle la nature bienveillante et élevée du traducteur. Puis, il se livra à l'éducation. C'était sa vocation d'instruire.
Ses succès furent grands, et les ouvrages qu'il a publiés, grammaire, arithmétique et autres, rendirent populaire son véritable nom, celui de Rivail.
Non content d'utiliser ses facultés remarquables dans une profession qui lui assurait une tranquille aisance, il voulut faire profiter de sa science ceux qui ne pouvaient la payer, et, l'un des premiers, il organisa, à cette époque de sa vie, des cours gratuits qui furent tenus rue de Sèvres, n° 35, et dans lesquels il enseigna la chimie, la physique, l'anatomie comparée, l'astronomie, etc.
C'est qu'il avait touché à toutes les sciences, et qu'ayant bien approfondi, il savait transmettre aux autres ce qu'il connaissait lui-même, talent rare et toujours apprécié.
Pour ce savant dévoué, le travail semblait l'élément même de la vie.
Aussi, plus que personne, ne pouvait-il souffrir cette idée de la mort telle qu'on la représentait alors, aboutissant à une éternelle souffrance ou bien à un bonheur égoïste éternel, mais sans utilité ni pour les autres ni pour soi-même.
Il était comme prédestiné, vous le voyez, pour répandre et vulgariser cette admirable philosophie qui nous fait espérer le travail au delà de la tombe et le progrès indéfini de notre individualité qui se conserve en s'améliorant.
Il sut tirer de faits considérés comme ridicules et vulgaires, d'admirables conséquences philosophiques et toute une doctrine d'espérance, de travail et de solidarité, semblant ainsi, par opposition au vers d'un poète qu'il aimait : Changer le vil plomb en or pur. Sous l'effort de sa pensée tout se transformait et s'agrandissait aux rayons de son coeur ardent ; sous sa plume tout se précisait et se cristallisait, pour ainsi dire, en phrases éblouissantes de clarté. Il prenait pour ses livres cette admirable épigraphe : Hors la charité point de salut, dont l'intolérance apparente fait ressortir la tolerance absolue. Il transformait les vieilles formules, et sans nier l'heureuse influence de la foi, de l'espérance et de la charité, il arborait un nouveau drapeau devant lequel tous les penseurs peuvent et doivent s'incliner, car cet étendard de l'avenir porte écrits ces trois mots : Raison, Travail et Solidarité.